L’écologie populaire : entre invisibilisation et résistance

26 juin 2025
Charles-Antoine Bachand, Ph. D., Chercheur à la Chaire UNESCO Démocratie, citoyenneté mondiale et éducation transformatoire (DCMÉT)

Dans le contexte de crise écologique actuel, les discours dominants insistent sur la responsabilité individuelle : acheter bio, rouler électrique, réduire son empreinte carbone. On entend souvent qu’« acheter, c’est voter ».

Or, pour une large part de la population vivant dans la précarité, l’écologie ne se vit pas à travers l’achat plus ou moins « responsable », mais plutôt dans des pratiques contraignantes, inventives, souvent silencieuses, qui relèvent d’une écologie populaire. Un sac de t-shirts pour 20 $ sera toujours préférable à un t-shirt de coton organique à 50 $. Ces pratiques — réparation, récupération, autoproduction, mobilité active par nécessité — sont rarement reconnues comme telles. Il est assez révélateur que ces pratiques soient si peu visibles dans les récits dominants sur la transition. Elles sont pourtant au cœur de modes de vie à faible empreinte écologique. Pourtant, le média écologique Reporterre rappelait justement que ce sont bien les 10 % les plus riches qui sont « responsables des deux tiers du changement climatique ». Le sac de t-shirts ne semble pas peser bien lourd dans la balance.

Or, l’écologie populaire, rarement mise de l’avant ou même valorisée, existe depuis longtemps. Elle se manifeste dans les efforts pour réduire les dépenses énergétiques, se déplacer à pied ou à vélo faute de voiture, jardiner pour économiser, ou encore réparer plutôt que jeter. Ces gestes, motivés par les contraintes économiques, ont des effets écologiques tangibles. Ils traduisent une forme d’inventivité quotidienne et de solidarité, souvent absente des modes de vie surconsommateurs des classes plus aisées. Il faut cependant éviter toute idéalisation : cette sobriété n’est pas un choix, mais une nécessité. Elle est vécue dans un contexte de privations, de fatigue et de vulnérabilité. Romantiser ces pratiques sans reconnaitre les inégalités qui les sous-tendent reviendrait à nier les rapports de domination qui structurent notre société.

Ces pratiques sont pourtant bel et bien invisibilisées et ne reçoivent jamais le soutien que pourrait recevoir l’achat d’un véhicule électrique ou d’une thermopompe, par exemple. Pour le sociologue Jean-Baptiste Comby, cette invisibilisation de ces écologies populaires s’explique en grande partie par le cadrage social de l’écologie dominante. Pour ce chercheur, cette écologie « bourgeoise » est façonnée par les normes culturelles des classes moyennes et supérieures, qui en définissent les contours légitimes. Elle valorise les choix « responsables », la consommation verte, les comportements individuels exemplaires. Ce modèle produit une « moralisation » de l’écologie : il met l’accent sur les comportements des individus au lieu d’interroger les structures sociales et économiques à l’origine des dégradations environnementales. Dans ce cadre, les classes populaires sont souvent perçues comme « en retard » ou « irresponsables », alors qu’elles sont historiquement contraintes à une sobriété forcée.

Cette stigmatisation s’accompagne par ailleurs d’une dépolitisation. Les politiques publiques, les grandes ONG et les médias mettent rarement en lumière les luttes écologiques issues des milieux populaires : défense du logement, lutte contre les pollutions industrielles, mobilisation pour les transports collectifs ou la qualité de l’air. Ces combats, bien qu’écologiques, sont souvent réduits à des revendications sociales. Pourtant, ils incarnent une résistance concrète au modèle de développement destructeur imposé par le capitalisme. Ils témoignent d’un rapport à l’environnement ancré dans les besoins fondamentaux, la santé, la dignité et la justice.

Reconnaitre cette écologie populaire, c’est repolitiser la transition. C’est refuser de réduire l’enjeu environnemental à une affaire de comportements individuels, pour en faire un projet collectif fondé sur la justice sociale. Cela suppose de partir des réalités vécues, des savoirs pratiques et des aspirations des classes populaires. Les luttes pour un logement digne, des transports accessibles ou l’accès à une alimentation saine ne sont pas secondaires : elles sont le socle d’une écologie vivable et démocratique.

Des penseurs comme Axel Honneth, Matt Huber ou le duo Dardot et Laval nous invitent à élargir notre compréhension de l’écologie en y intégrant les dimensions du travail, des communs et de la démocratie économique.

Pour Honneth, une société juste suppose de transformer les rapports de travail et de reconnaissance : une écologie transformatrice doit changer non seulement les modes de consommation, mais les conditions mêmes de production. Matt Huber, quant à lui, critique une écologie focalisée sur les choix de dépense, en rappelant que ce qui façonne le monde, ce sont les rapports de production — autrement dit, comment et qui gagne l’argent. Il insiste sur l’importance de construire des alliances de classe, en particulier entre les milieux populaires et les classes intellectuelles écologisées, autour de revendications partagées. Pour leur part, Dardot et Laval plaident pour une réappropriation collective des ressources et des décisions. C’est en construisant des communs — énergie, savoirs, alimentation, territoire — que l’on peut esquisser des alternatives concrètes au capitalisme vert.

L’écologie populaire ne doit plus être marginalisée. Elle constitue une ressource précieuse pour penser des trajectoires de transition ancrées dans le réel. L’enjeu est par ailleurs stratégique : faire de l’écologie l’affaire de toutes et tous, en l’inscrivant dans une perspective de justice sociale, de redistribution et d’émancipation. En valorisant les savoirs pratiques issus de la vie ordinaire, en soutenant les luttes locales et en rompant avec les logiques de distinction sociale, nous pouvons construire une transition qui ne soit pas un privilège, mais un droit collectif. À condition, toutefois, de reconnaitre que la résistance écologique ne passe pas seulement par des gestes individuels, mais aussi — et surtout — par des formes de vie alternatives, souvent discrètes, mais puissamment politiques.

 

Références

Comby, J.-B. (2024). Écolos, mais pas trop… Les classes sociales face à l’enjeu environnemental. Raisons d’agir.

Dardot, P. et Laval, C. (2015). Commun : Essai sur la révolution au XXIe siècle. La Découverte.

Honneth, A. (2024). Le souverain laborieux : Une théorie normative du travail. Gallimard.

Huber, M. T. (2022). Climate change as class war : Building socialism on a warming planet. Verso.

Reporterre. (2025, mai 7). Les 10 % les plus riches responsables des deux tiers du changement climatique. Reporterre le média de l’écologie — Indépendant et en accès libre. https://reporterre.net/Les-10-les-plus-riches-responsables-des-deux-tiers-du-changement-climatique